Kirili in Dialogue with

Claude Monet

French painter and founder of impressionist painting, key precursor to modernism

Claude Monet photographed by Nadar, 1899

“In any case and in every period, as you know, there never seems to be a need for artists and it never seems to be the right time to create.

Opting for an orientation that is not one of morose negativity is a personal decision. A decision to be undertaken without any naivete about the fundamental permanence of chaos, of life or of death. One to be undertaken with the will to oppose moroseness, to oppose the principle according to which it is never the right time to create, one to be undertaken with the will to express a celebration of life.

In this sense, for me, Claude Monet is aesthetically and morally the heroic figure who paints the Nymphéas during some of the worst carnage of the 20th century, that of the First World War. The Nymphéas are thus what I would characterize as an ethical model for an artist like myself.”

Alain Kirili

excerpt from Alain Kirili at Nuits-Saint-Georges , a conversation with Martine Dancer,

published in the Catalogue Alain Kirili, Musée d'Art Moderne de Saint Etienne, 1992  (translation by Philip Barnard)

Claude Monet in his studio creating the Nymphéas.

J'ai une admiration profonde – une admiration qui me suit et me détermine même en partie – pour les Nymphéas de Claude Monet, à l'Orangerie, quand je pense que c'était là sa réponse à cette terrible pulsion de mort qu'a été la Grande Guerre.

Comment réplique-t-il ? En agrandissant son atelier et en se jetant dans l'exécution des Nymphéas. Ces oeuvres, d'une telle amplitude, placées au coeur de Paris, me semblent la plus belle déclaration de liberté qu'un artiste puisse lancer face aux contingences terribles de son époque. C'est en partie pour cela que j'ai voulu installer le Grand Commandement blanc dans la proximité de Monet, près de l'Orangerie. La disposition décentrée des Nymphéas et l'observation plongeante du regard dans cet environnement pictural à 360 degrés appellent la sculpture, et j'ai décidé d'y répondre par ce champ de signes qui se déploient sans tenir compte d'un plan préétabli. 

Le risque de Monet et de tous ceux qui ont cru dans l'ambition des Nymphéas doit rester un modèle et une référence vivants pour notre génération.

Les Tuileries ne peuvent pas être fossilisées parce que je crois qu'il y a quelques voix dans notre société qui feront entendre qu'entre la décision de Malraux d'installer Maillol et mon oeuvre, qui a heureusement survécu à cet emplacement, il y a d'urgence un lien historique de la sculpture du XXe siècle à créer : ce lieu de fêtes ne suggère-t-il pas la présence et l'humour des sculptures de Miro, de Picasso, de jeunes artistes ?”

Alain Kirili

from La transversalité dans l'art répond à un besoin vital, a conversation with Philippe Dagen, published in Le Monde, 25 Juin, 1996

Alain Kirili, Grand Commandement blanc, Musée de l’Orangerie , 1996 (re-installation)

Grand Commandement blanc” aux Tuileries, par Alain Kirili, Le Figaro1986

(première installation de la sculpture en 1986)

L’emplacement privilégié du Grand Commandement Blanc (1986) aux Tuileries, à côté de l’Orangerie, tient sur quelques principes auxquels je suis attaché.

Le choix de l’installation de cette sculpture après l’exposition au Musée Rodin devait avoir une nouvelle dimension historique : c’est le défi de Paris d’offrir des siècles d’histoire. La beauté de l’espace ancre l’œuvre dans la tradition moderne. La pelouse étant protégée par une haie de verdure, favorise à cet endroit précis, une méditation sculpturale de plein air. J’ai peint les éléments en blanc pour assurer leurs présences dans un tel espace ; en noir le métal serait absorbé par la nature. La proximité des Nymphéas de Monet m’encouragea dans un agencement subjectif de ces signes qui établissent un dialogue avec la répartition très libre de ces fleurs sur la surface de l’eau dans l’environnement pictural magnifique de l’Orangerie.

Les Nymphéas sont devenus un alphabet blanc dans le ciel où la Tour Eiffel annonce la conquête du fer et de l’Obélisque le rêve millénaire d’une écriture sculptée. Ce jardin accueille Commandement Blanc à cet endroit précis qui est la mémoire de ma sculpture.

Alain Kirili, décembre 1990, New York.

extrait de Commandement, 1980-1990 , catalogue d’exposition Commandement XI, du 9 février au 9 mars 1991, à la galerie Daniel Templon, Paris. 

Alain Kirili, Commandement XVI, 1991 & Claude Monet, Water Lilies, 1914-17

Legion of Honor - Fine Arts Museum of San Francisco , 1999

“Alain Kirili rappelle que la sculpture – ou faut-il dire pour être plus précis la statuaire? – a toujours ordonné un espace. Loin de s'y fondre, elle lui transmet un ordre. Dans "statuaire", il y a statuer, donner un statut, une place précise aux choses et aux êtres. Dans "commandement", n'est-ce pas cette mise en ordre, ce cosmos qui se manifestent: injonction à l'artiste de ne pas abandonner la forme et transmission au spectateur d'un ordre de lecture fondé sur l'apprentissage de la répétition et de la différence? Ce qui frappe – au sens quasi littéral du terme – c'est que de la fragmentation extrême de cette sculpture à coups de marteau qui éclate le bloc (comme Nietzsche disait qu'il fallait philosopher à coups de marteau), renaît l'ordre qui est la loi de l'espace. Le "commandement" le plus important est que la sculpture renaisse et ces morceaux sur socle de Commandement constituent un enclos quasi sacré autant qu'une forme ouverte moderne.

Usant l'anecdote et le particulier par la répétition et jouant la fragmentation et la variation pour briser la masse, Kirili crée avec Commandement une sorte d'équivalent sculptural des Nymphéas de Monet ou des Stations de la croix de Barnett Newman. 

Si donc les fers forgés sont paradoxalement d'une élégance concentrée et parfois quasi conceptuelle, les terres cuites permettent un investissement plus grand du corps et une plus grande spontanéité. Aujourd'hui, pour Alain Kirili, le styrofoam prend à l'occasion comme matériau le relais des terres cuites.”

Thierry Dufrêne

extrait du texte Alain Kirili, Statuaire. publié à l'occasion de l'exposition ‘Alain Kirili’, musée de Grenoble, 1999

Alain Kirili, séance de dessins, atelier White Street, New York, 2005

“Je pense que la série correspond à mon amplitude créative et émotionnelle, à l’amplitude de ma concentration, de ma respiration. Envisageant mon dessin, ainsi que ma sculpture, comme une dépense d’énergie, je crois que cette dépense nécessite la rythmique de trois, quatre ou cinq phases pour former une série en une séance d’une heure, une heure un quart.

Travailler en série, c’est suivre le rythme de l’inconscient. Je dirais que le plus grand prédécesseur de la série est Monet, car le chef d’œuvre des chefs d’œuvres de l’art impressionniste, c’est l’installation de l’Orangerie : la « chapelle Sixtine de l’impressionnisme »,  une installation à 360 degrés des Nymphéas. Mais quand tu regardes Les Nymphéas de près, tu vois bien que le geste de Monet, que ses coups de pinceau sont très rythmiques. Ce n’est pas du tout un impressionnisme doux et évanescent,

Monet c’est l’opposé de l’évanescent, c’est vraiment l’incarnation.

J’insiste pour dire que dans les Nymphéas, tu vois une concentration émotive, méditative, comme dans ma sculpture Commandement qui va être prochainement déplacée devant l’Orangerie , car le conservateur de l’Orangerie, Pierre Georgel pense qu’il y a une vraie relation entre les Nymphéas et mes Commandements.”

Alain Kirili, Paris, 2005

extrait de Alain Kirili dessinateur, un entretien avec Sylvia Lopes, publié dans Mémoires de sculpteur, par Alain Kirili, collection « écrits d’artistes », ENSBA, mai 2007.

Claude Monet, Les Nymphéas, 1915-1926, Musée de l’Orangerie - Colorized portrait of Claude Monet in his Giverny Studio

A VOIX NUE, extraits

Entretien entre Alain Kirili et Thierry Dufrêne

diffusé sur France Culture, 2007

A.K. : Je dois dire que c’est toujours bouleversant que des choses dont on rêve dans son enfance ou son adolescence se réalisent. L’Orangerie c’est un lieu de mon adolescence. Aller à l’Orangerie voir les Nymphéas de Monet, ça vous donne la pêche. Il y a de ce côté-là plein de célébration et jubilation qui m’a stimulé, vraiment porté, même je dirais. Donc très vite, une salle où j’ai vu, où j’ai ressenti non seulement une expérience esthétique, mais une expérience éthique, c’est-à-dire ne pas trop donner dans le désenchantement comme c’est généralement l’idéologie dominante de l’art moderne et surtout contemporain. Et on a ces cas d’exception qui tout de même apparaissent, me semble-t-il, d’exception. Comme Matisse ou Claude Monet qui eux, lorsque tout va mal dans leur vie, dans votre vie, dans notre vie bien sûr, c’est-à-dire la maladie, les ennuis qu’on peut tous traverser, les blessures auxquelles on est tous exposés, les moments politiques graves vont réagir par un acte héroïque de jubilation  et de bonheur. Le bonheur n’est pas le reflet d’une situation, c’est un acte héroïque. C’est chanter, danser quand tout va mal, c’est être capable de faire ses peintures quand tout va mal. Et Monet m’a donné cette impression. Il faisait les Nymphéas et il a agrandi son atelier à 270m2 en pleine première guerre mondiale, c’est le moment de l’hécatombe dans la société française, hécatombe terrifiante, les tranchées, les gazages, Monet perd des amis, est informé de la tragédie chaque jour et cette vague…

T.D. : Lui même perd la vue, il est lui-même malade.

A.K. : Oui c’est passionnant pour moi de constater que Monet est un mentor qui m’accompagne toute ma vie. J’ai ressenti que le désenchantement, la négativité, l’appréciation sociologique négative qui est souvent une source de création pour certains et d’une façon presque dominante et il y a un autre versant qui sont ces artistes rarissimes, j’insiste, comme Claude Monet qui optent pour une résistance sans concession aux pulsions de mort d’une société et ça a la pêche, et c’est un grand bonheur et c’est impressionnant pour moi. L’enjeu aussi de l’expression du corps qu’il implique. Je l’ai ressenti très tôt, au fond, une déclaration du rôle de l’inconscient, de la sexualité, le geste qui apparaît dans toute son amplitude et qui fait que Monet n’a plus comme sujet la nature, mais il a comme sujet sa nature. Il y a donc là une révolution qui se produit, que Kandinsky d’ailleurs appréciera, qui est phénoménale et que la France n’a pas compris jusqu’à une période récente. Ce n’est que tout récemment à part l’exception d’André Masson, qui a parlé de la « Sixtine de l’impressionnisme », mais qui est une erreur d’appréciation à mon avis de Masson, par ce titre même, car l’impressionnisme n’existe pas dans ces Nymphéas. A mon avis, c’est au contraire la rupture et c’est le début de la modernité c’est-à-dire l’enjeu de la  sexualité et du sujet qui est lui-même, je me répète, je le souligne, ce que Pollock appelait au sujet de sa peinture, « je suis la nature »

(…)

Je voudrais préciser et illustrer peut-être car tout ce que vous venez de dire est si clair, mais j’ai envie de dire, comme ça maintenant, que très tôt la relation entre la création art plastique dans la modernité s’est très clairement affirmée. Par exemple, puisque j’expose à l’Orangerie, la relation Debussy et Monet. Debussy et Monet à l’Orangerie représentent aussi une création de rupture tardive, qui arrive tard dans l’oeuvre de l’artiste, c’est-à-dire vers l’âge de soixante ans, Monet fait une rupture quand il rentre dans les Nymphéas et quitte l’impressionnisme, j’insiste beaucoup là dessus, qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, je crois que c’est devenu infernal de considérer que Monet est encore impressionniste. C’est un grand artiste d’art moderne et du vingtième siècle Monet, faut quand même que ça nous rentre dans la tête, parce que ça représente trente ans de travail les Nymphéas, donc il faut quand même l’apprécier ces trente ans de travail, c’est donc pas un artiste du dix-neuvième, c’est un artiste du vingtième. Et c’est un problème en France qui est tragique, c’est que Monet n’est pas au Centre Pompidou, parce que étant exclusivement au musée d’Orsay, on le catalogue encore, et ça produit de l’inculture chez nous et de la barbarie, je dirais, on le classe dans les artistes du dix-neuvième.

Alain Kirili in India, with Lingams, , 2007

(photo©Ariane Lopez Huici)

T.D. : Il me vient des images outre celles des photos que vous avez faites, mais il me revient aussi cette image extraordinaire et je reviens aussi un peu à Monet, parce que j’ai l’impression que ce lien très formidable entre un socle et une pièce verticale qui est posée dessus, c’est les deux en polarité, les deux en tension, les deux en liaison intime, tel que peut-être Brancusi a à un moment donné a essayé de le faire. C’est pas du tout un socle sur lequel on pose comme sur une étagère, ni même pour accroître une verticalité, mais bel et bien pour créer une tension entre le sol et les fonctions d’élévation. Alors il me vient cette image, car comme on l’a dit, c’est au musée e Grenoble, qu’en 1999, vous aviez fait cette grande exposition qui m’a permis pour la première fois d’écrire sur votre oeuvre et j’en suis toujours content, c’est le bassin. Alors le bassin des Nymphéas, vous aviez sur le bassin installé dérivant ça et là des éléments de Commandement réalisés dans le styrofoam, dans une matière que vous aviez travaillée, que vous aviez peinte et ces éléments étaient presque comme ces yoni-lingams posés l’un sur l’autre et qui dérivaient au milieu de l’eau. Il y avait là aussi une charge très fortement érotique et sensuelle. Est-ce que c’est vouloir voir ces yoni-lingams partout, mais il me semble que cette relation dynamique du socle, elle est très forte.

A.K. : Thierry c’est une lecture qui me fait vraiment très plaisir, elle m’intéresse beaucoup. D’ailleurs j’ai voulu réfléchir, vous savez aussi pourquoi Monet a appelé ces fleurs, au lieu de les appeler lotus, il les a appelés Nymphéas. Et nymphéas vient de nymphe et les nymphes sont des lèvres vaginales aussi. Donc il y a une connotation sexuelle très forte dans la peinture de Monet lui-même, mais aussi dans le choix du titre et cette connotation a été merveilleusement retrouvée par cette jeune étudiante qui est Sophie Zhang chinoise, qui est venue à Paris il y a deux ou trois ans et lorsque j’ai visité avec elle l’Orangerie, elle m’a envoyé une lettre pour me dire que dans la tradition chinoise, comme elle reconnaissait des saules pleureurs et des Nymphéas dans les tableaux de Monet, elle me disait que la rue des lotus et des saules pleureurs, c’est la rue des maisons de plaisirs. Donc on est très connoté dans la sexualité et notre conversation entre le bassin du musée de Grenoble et ce que vous identifiez comme yoni-lingam dans ces éléments que j’ai créés, me paraît très juste.

Alain Kirili, Water Letters

Collection du Musée de Grenoble, 1998

(photo © Marilia Destot)

Commandment, Water Letters

et les Nymphéas

Alain Kirili

publié dans le Catalogue d’exposition du Musée de Grenoble, 1999

Le rythme est la genèse. Le rythme est l'origine de la vie. Claude Monet et Rothko, vibrations océaniques. Méditations actives sans commencement ni fin. Au Musée de Grenoble, Commandment devient Water Letters sur un bassin intégré dans l'espace d'exposition. Paysages d'eau. Mobilité des signes au gré de la nature, de l'air et du courant. La nature taquine l'ordre des Water Letters ancrées comme les Nymphéas dans les reflets du bassin. Géométrie et mobilité aquatique. Lettres taillées et jeux d'eau. Répétition et différence. Caprices de la lumière. Vues de jour. Vues de nuit. Sculpture de plein air. Aux Tuileries Grand Commandment Blanc fait écho aux grandes décorations de l'Orangerie. Les Nymphéas ponctuent la symphonie des couleurs. Monet ancre avec ses fleurs et la verticalité de ses arbres l'immensité. Monet crée une incarnation de la nature. Aucun fantôme, aucune crainte, aucune morbidité ne traverse les panneaux de l'Orangerie. Monet dresse son autorité face à la nature. Contrairement à la tradition nordique qui exprime la disparition de l'homme devant la nature surévaluée.

Commandement marque l'espace. Flottaison d'une écriture. Water Letters. Alphabet par effraction. Affirmation rythmique, forgée, soudée, découpée. Vite. Les Nymphéas c'est d'abord la vitesse. Première méditation moderne. Ensuite il faut attendre Jackson Pollock et les "méditations Noires" de Charlie Parker et John Coltrane. Union au-delà des générations et des peuples. Demain le chant de Thomas Buckner creusera l'espace déjà travaillé par la sculpture. Exposition ou lévitation grâce aux sonorités fleuves des saxophones de Joseph Jarman. Les sculptures sont des corps vivants qui rencontrent celui de Maria Mitchell. Elle se souvient de Nijinsky et sa danse est un Sacre du Printemps. Fulgurance, sauts prodigieux. Instincts et prières tactiles à la sculpture. Harlem's rythms. Architecture de Porzamparc pour Commandement en écho aux Nymphéas. "Chapelle Sixtine" de l'Impressionnisme. André Masson en pleine lucidité a reconnu cette arrivée magnifique du XX° siècle aux Tuileries. Avec l'installation de Commandement, j'ai rêvé, après le geste de Malraux qui installe le Jardin Maillol au Carrousel, créer une symphonie de la sculpture du XXe siècle dans le prolongement de celle de Monet. Avec des ouvertures sur le XXIe siècle. Vivre, respirer le devenir. Prolongement de ma vie d'atelier à travers les oeuvres d'autres artistes historiques et contemporains. Oeuvres pour l'espace. Pour la liberté de l'espace !

Alain Kirili, Grand Commandement Blanc, Jardin des Tuileries, près de l’Orangerie, 2001

(photo© Ariane Lopez Huici)

Alain Kirili talks about the Nymphéas of Claude Monet, in front of his installation Water Letters, 1998

installation created for his retrospective exhibition Alain Kirili at the Museum of Grenoble, 1999

(video excerpt from the film Prière de toucher, by Jean Paul Fargier, 2002 )

Les Jardins des Tuileries

Alain Kirili

Notes d’atelier, octobre 2006, New York

J’ai participé aux grandes commandes publiques de Jack Lang dans les années 80. Ma sculpture Commandement a été installée en 1985 dans les Tuileries, et à ma demande, près de l’Orangerie, près des Nymphéas de Claude Monet. Je voulais établir un dialogue entre mon alphabet sculpté et ces fleurs blanches, qui semblent ancrer l’ensemble du tableau de Monet dans une vision oblique et apaisante : deux méditations sculptées et peintes.

En 1985, j’ai insisté pour, qu’avec mon oeuvre, le jardin des Tuileries puisse accueillir la sculpture du XXème siècle, car depuis la Révolution, les Tuileries était aussi devenues un laboratoire de la sculpture. Carpeaux exposa sa sculpture Ugolin réalisée à Rome, etc... Il aura fallu attendre une ré-inauguration de ma sculpture par le ministre de la culture Philippe Douste-Blazy pour que ma demande soit enfin entendue. A ma surprise, ce ministre me demanda d’accepter la mission de réaliser moi-même cette installation de la sculpture du XXè siècle dans les Tuileries.Ce ne fut qu’avec le soutien du premier ministre Lionel Jospin que le ministère de la culture entreprit un programme d’installation. Je n’ai jamais pensé que cela allait me prendre autant de temps et d’énergie, mais je l’accepta car j’avais un désir d’assurer coûte que coûte la présence d’art contemporain et moderne dans les Tuileries. Ce projet nécessite des complicités amicales et motivées. Pierre Encrevé, à l’époque au cabinet du ministère de la culture, entreprît de faire aboutir ce projet. Il fut décidé d’avoir une première installation des sculptures du XXème siècle, puis une deuxième étape avec de la sculpture contemporaine. Les contraintes étaient considérables, les Tuileries ont une histoire à travers des scénographies qu’il ne fallait pas parasiter, les Tuileries n’étant pas un parc de sculpture. Une bonne quarantaine de sculptures est arrivée, en remplaçant un grand nombre d’oeuvres qui, soit étaient détériorées, soit qui n’avaient pas un intérêt artistique majeur. Le jardin à la française pouvait accueillir principalement qu’une statuaire du XXème siècle qui respectait les perspectives de Le Nôtre. C’est pourquoi des sculptures d’installation ou éphémères n’ont pas été retenu, selon une condition formulée par le Ministère de la Culture. J’ai obtenu des prêts d’ayant droits et des dépôts de musées, l’Etat a fait quelques achats, et évidemment des commandes publiques aux artistes vivants. Je ne rentrais pas dans ce cadre, puisque mon oeuvre avait déjà été commandée, et était à l’origine de ce projet.

Aujourd’hui, des millions de visiteurs rencontrent fortuitement des exemples de l’art du XXème et du XXIe siècles. Nous avons même une section prière de toucher puisque les mains en bronze des oeuvres de Louise Bourgeois sont accessibles à tous, ainsi que la sculpture de Dietman et de Dezeuze. Plusieurs années plus tard, on peut dire que la preuve a été faite, qu’en plein coeur d’une grande capitale, des sculptures qui ont été faites pour vivre au rythme des quatre saisons, sont toujours là et n’ont subi aucun signe de vandalisme.

Les contraintes du jardin ont imposé l’art de la statuaire, une forme de la sculpture très sous estimée aujourd’hui. La statuaire moderne dialogue aujourd’hui avec toutes celles des autres époques, dans une nature urbaine et dessinée par LeNotre, maître de la nature géométrique et abstraite, bassin polygone blanc sur ciel bleu. Kelly, courbe abstraite, fait écho aux formes pleines de Maillol et de Laurens. Stabilité de la vérité du corps.

Ma sculpture Commandement fut le début de cette aventure, la première de la série peinte en blanc, hommage à la couleur du parc XVIIe. Sa forme abstraite entre en résonnance avec l’esprit analytique de LeNotre, sa forme basse est étudiée dans le respect des perspectives, dans l’esprit d’une méditation sculptée.

En 2007, le conservateur de l’Orangerie, Pierre Georgel, m’invite à exposer dans son musée magnifiquement restauré. Son idée est de mettre en évidence un dialogue de ma sculpture avec la peinture des Nymphéas, qui inaugure, pour moi, la modernité de façon essentielle. Plonger du regard dans l’horizontalité basse de Commandement et des peintures de Monet. Les Nymphéas ancrent la peinture. Elles ont un effet de concentration, de force, et d’énergie, qui font écho aux lettres de fer dans ma sculpture. Émotion, rythme, le geste de Monet affirme la liberté de l’inconscient dans la création.

Je voudrais réagir à cette invitation en évoquant la démarche de mon œuvre qui a rencontré de nombreux dialogues avec des artistes du présent et du passé. En général, ces dialogues m’ont été proposés par des conservateurs ou historiens qui ont reconnu dans mon œuvre mon sens d’héritage et de rupture avec mes prédécesseurs. Un autre point est le constat de ce que j’appelle contemporain : Fragonnard, Monet, Rodin sont des artistes avec qui j’ai le sentiment de dialoguer quotidiennement tout comme avec Brice Marden, Alan Saret, Joel Shapiro, Damien Cabanes. Pour moi, être contemporain est un choix profond qui ne s’arrête pas à la rigueur de l’état civil d’un artiste. De plus comme dans le poème Les phares de Baudelaire, l’artiste vivant assure la postérité de ses prédécesseurs. C’est mon devoir, mon sens des responsabilités, pour toutes les générations.

“ In 2007, the Musée de l’Orangerie in Paris invited Kirili to show drawings and sculptures in the company of paintings from Claude Monet’s Les Nymphéas (Waterlillies) sequence. As Kirili has noted, these late Waterlily compositions are “open, without beginning or end.” In sympathy with this implication of the infinite, he built a variation on his Commandment series. First launched in the 1970s, a cluster of totemic forms occupies the gallery floor in each previous iteration; low-lying, their proportions and hieratic configurations nonetheless give them a monumental aura. Subtitled Homage to Claude Monet, this multi-part sculpture was installed on the banks of a pond near the Orangerie. Made of tinted concrete, its play of colors alludes to the color that flickers over the surface of the pond — and through the art of Monet. ”

Carter Ratcliff

Excerpt from Alain Kirili’s Embodied Abstract Art, published in Hyperallergic, 2019

Alain Kirili, Commandement A Claude Monet

La Roche Sur Yon, 2007

(photo©LaurentLecat)

KIRILI AUX NYMPHÉAS

Par Thierry Dufrêne

publié dans le Catalogue Kirili et les Nymphéas, Editions RMN, France, 2007

« Tandis que vous cherchez philosophiquement le monde en soi, j’exerce simplement mon effort sur un maximum d’apparences, en étroites corrélations avec les réalités inconnues... Votre faute est de vouloir réduire le monde à votre mesure, tandis que croissant votre connaissance des choses, accrue se trouvera votre connaissance de vous-même. »

Claude Monet à Georges Clemenceau, cité dans Georges Clemenceau, Claude Monet. Les Nymphéas, Paris, 1928, p. 101-102

1. L’art du dialogue

Kirili chez Monet. Le sculpteur tutoyant le peintre. Avec respect. Comme il l’avait fait avec Rodin, Carpeaux ou David Smith, dans une structure dialogique d’œuvre à œuvre mais aussi par le truchement des mots, de l’écrit qui arrache à la forme une vérité, toujours partielle, à affiner dans un dialogue sans fin.

Kirili face aux Nymphéas : le dialogue socratique – de quelle vérité accouche le sculpteur sur sa propre création au terme d’une maïeutique complexe avec le chef- d’œuvre de Claude Monet ? – fait place à la méditation. Alain Kirili aime l’eau. L’eau est un entrelacs de reflets, de mouvement et de pensée. C’est une tresse, mais pas pour une mélancolique Ophélie. Kirili affirme au contraire l’heu- reuse nature du bassin des Nymphéas, piscine des amours de l’eau et du ciel. Je me souviens du bassin du musée de Grenoble où flottent depuis 1999 – au moment de ma ren- contre avec le sculpteur –, ses Water Letters, complexe oraison en deux couleurs sur la visitation de la forme par l’onde. Cet été-là, le sculpteur avait fait naturellement de la bonne peinture et anticipé son dialogue d’aujourd’hui avec Monet.

Face au bassin des Water Letters/Lilies, le visiteur ressen- tait ce qu’exprime avec force – et que le lecteur m’excuse de ne pas citer Gaston Bachelard – Maurice Merleau-Ponty dans L’Œil et l’Esprit, écrit en 1960 :

« L’eau elle-même, la puissance aqueuse, l’élément sirupeux et miroitant, je ne peux pas dire qu’elle soit dans l’es- pace : elle n’est pas ailleurs, mais elle n’est pas dans la piscine. Elle l’habite, elle s’y matérialise, elle n’y est pas contenue, et si je lève les yeux vers l’écran des cyprès où joue le réseau des reflets, je ne puis contester que l’eau le visite aussi, ou du moins y envoie son essence active et vivante. C’est cette animation interne, ce rayonnement du visible que le peintre cherche sous les noms de profondeur, d’espace, de couleur. »
Le « peintre », dit Merleau-Ponty. Mais le sculpteur aussi, et peut-être davantage encore, est épris de profondeur, d’espace et – comme Kirili nous en fournit une nouvelle fois la preuve – de couleur. Tel un vol de mouettes, le Grand Commandement blanc avait posé, en 1986, sa troupe complexe et légère, dressée et comme prête à l’envol à la première alerte, sur la pelouse près de l’Orangerie. Livrée à la métamorphose des jours et des heures, la sculpture réécrit à partir de son alphabet de formes la page du temps, au vent des atmosphères changeantes.

À l’intérieur de l’Orangerie, où il se rapproche de Monet, Kirili ne peut plus compter sur le « rayonnement du visible », sur l’infinie combinaison de vues instantanées qu’offre la sculpture à l’air libre selon le changement de la lumière, qu’elle n’accueille d’ailleurs pas passivement, mais contri- bue à façonner par le miroir formant de ses surfaces. Mais, justement, c’est alors qu’il se fait peintre : on retrouve sur le Commandement dédié à Monet des effets aquatiques dans les coulées, bavures, liquidités de couleurs prises dans le béton. Il se rapproche de la vision fixée une fois pour toutes par le peintre, l’effet intact de la transmission d’une sensation à travers le temps – qui fascine tant dans la peinture –, l’effet d’image, le fait image.

La modernité de Monet est d’avoir articulé dans ses séries les deux infinis, celui du tout particulier de la vision d’un moment, celui de l’infini de la vision déployée dans le temps. Si, dans le dialogue avec la peinture de Monet, Kirili est attiré à la peinture, c’est dans la peinture qu’il se redécouvre sculpteur. Il me dit combien la puissante présence des saules l’inspire :

« Tu vois, cela me rappelle la puissance des Zips de Barnett Newman et les Femmes de Venise de Giacometti. Les saules, les Zips et les Femmes de Venise sont mon univers de référence pour célébrer la verticalité dans toute mon œuvre. »

On sait que Monet a créé à partir de 1893, à Giverny, le bassin des nymphéas et le jardin d’eau en détournant le cours de l’Epte. Il se fit construire, entre 1914 et 1916, un atelier spécial pour peindre la série des Nymphéas dont il fit ensuite don à l’État, en 1922.

Il disait à Roland Marx :
« La tentation m’est venue d’employer à la décoration d’un salon le thème des Nymphéas : transporté le long des murs, enveloppant toutes les parois de son unité, il aurait procuré l’illusion d’un tout sans fin, d’une onde sans horizon et sans rivage ; les nerfs surmenés par le travail se seraient détendus là, selon l’exemple reposant de ces eaux stagnantes, et, à qui l’eût habitée, cette pièce aurait offert l’asile d’une méditation paisible au centre d’un aqua- rium fleuri... »
Je crois que lorsque Monet fait construire un atelier pour peindre les Nymphéas – pour les peindre donc, sans les avoir sous les yeux et ce au moment aussi où sa vue est de plus en plus faible –, c’est parce qu’il sait comme le disait Cézanne dans une belle formule, que « la nature est à l’intérieur » et que l’art est le monde des essences charnelles.

Alain Kirili, Commandement A Claude Monet , Musée de l’Orangerie , 2007

(photo©LaurentLecat)

2. L’esprit de géométrie et l’esprit de finesse

En revenant à Monet, Alain Kirili dévoile la tension dialectique qui existe dans son travail entre les deux esprits que Pascal a décrit dans ses Pensées sous le nom d’esprit de géométrie et d’esprit de finesse.

Pourquoi Monet a-t-il peint les Nymphéas ?
La végétation qui s’y développe sur le plan d’eau et sur les berges, les reflets sur le miroir aquatique et la lumière qui filtre à travers les feuillages lui ont fourni jusqu’à sa mort, en 1926, les sujets d’une méditation continue, où le peintre reprend le principe de la série qu’il a déjà pratiqué avec les Cathédrales, les Meules, les Peupliers. En concentrant l’ob- jet de son étude sur une surface qu’une vue nécessairement oblique dirigée vers le sol constitue en tableau continu, sans aucune ligne d’horizon pour en interrompre le tissu, Monet arpente l’espace comme le ferait un géomètre. Rien ne lui échappe. En un sens il voudrait contrôler la nature. Pour- tant, dans le même temps, il ne fixe aucune ligne précise et se refuse à construire un paysage au sens strict du terme. Le plan d’eau capte de multiples reflets, comme le glisse- ment des nuages ou les percées aléatoires des rayons de lumière. Pascal n’avait-il pas écrit dans sa Pensée 2 que les esprits géomètres « comprennent bien les effets de l’eau, en quoi il y a peu de principes ; mais les conséquences en sont si fines qu’il n’y a qu’une extrême droiture d’esprit qui y puisse aller » – et pour cela, il faut l’esprit de finesse.

Ainsi la peinture de Monet exalte-t-elle les deux infinis, celui du simple et du particulier, l’infiniment petit et son opposé dialectique, l’infiniment grand, à la fois dans l’es- pace et dans le temps. Le peintre y réconcilie l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse.

En 1986, soixante ans après la mort de Monet, Alain Kirili installait son Grand Commandement blanc en fer forgé peint en blanc dans le jardin des Tuileries, sur la pelouse qui jouxte immédiatement le musée de l’Orangerie où, le 17 mai 1927, avaient été inaugurés les panneaux des Nymphéas selon la disposition souhaitée par Monet.

Grand Commandement blanc a été également voulu par le sculpteur comme « un tout sans fin ». C’est une pièce qui appartient à une série, comme les Nymphéas de Monet. Initiée en 1980, la série comprend des occurrences avec des éléments en nombre varié, de dix à quarante. D’une hauteur maximale de quarante-trois centimètres, ces éléments sont travaillés dans des matériaux différents comme le fer, l’acier et maintenant le béton et selon des techniques différentes : forge, découpage au chalumeau, martelage, peinture ou teinture dans la masse. Leur multiplication et l’écartement dans leur disposition au sol per- mettent à la fois un effet d’éparpillement maîtrisé et une extension prolifératrice. L’unité est donnée par le maté- riau, le type de geste qui les fait naître ou encore leur cou- leur : le blanc, dans le cas de la pièce des Tuileries.

Le regard appréhende l’œuvre de loin comme un semis printanier, à mi-chemin entre parterre de fleurs et terrasse où marchent les mouettes de la Seine voisine. De près, le regard plonge en elle pour y découvrir les muets caractères d’une écriture sculptée qui ne se lit que du dedans et, alors, ce « salon » – pour reprendre le mot de Monet à Roland Marx – à ciel ouvert devient l’asile d’une « méditation paisible ».

L’aspiration classique de Baudelaire l’avait un jour amené à dire : « Je hais le mouvement qui déplace les lignes. » C’est aussi ce qui le faisait pencher pour la peinture au détriment de la sculpture. Cette phrase, trop souvent citée, cette préférence, pas assez relativisée et mise en contexte, ne doivent pas nous faire oublier le sens beau- coup plus riche du rapport de la forme ordonnée et du mouvement qu’il exprimait dans son œuvre de jeunesse Fusées, écrite entre 1855 et 1862. Le poète y évoquait le plaisir inspirant de voir un navire en mouvement :

« Je crois que le charme infini et mystérieux qui gît dans la contemplation d’un navire, et surtout d’un navire en mou- vement, tient, dans le premier cas, à la régularité et à la symétrie qui sont des besoins primordiaux de l’esprit humain, au même degré que la complication et l’harmonie ; et, dans le second cas, à la multiplication successive et à la génération de toutes les courbes et figures imaginaires opérées dans l’espace par les éléments réels de l’objet. L’idée poétique, qui se dégage de cette opération du mouvement dans les lignes, est l’hypothèse d’un être vaste, immense, compliqué, mais eurythmique, d’un animal plein de génie, souffrant et soupirant tous les soupirs et toutes les ambitions humaines. »

C’est précisément à un navire en mouvement, glissant à la surface du sol, et offrant à qui se déplace – car le mou- vement est évidemment l’inverse de celui perçu par Baudelaire puisque c’est le spectateur qui bouge – que fait penser l’expérience des Commandements d’Alain Kirili. Configurations réinventées, souples transitions, surprenants sillages sont du côté du « mouvement dans les lignes » dont parle Baudelaire alors que l’esprit de géomé- trie qui préside à cet alphabet spatial intègre la régularité et la symétrie, « besoins primordiaux de l’esprit humain ». Calme et mouvement pourraient-ils donc ne pas être exclusifs l’un de l’autre ?

Baudelaire le souhaite. Monet le souhaite – qui voulait allier « l’illusion d’un tout sans fin, d’une onde sans horizon et sans rivage » et « l’asile d’une méditation paisible ». Matisse le souhaite, usant de l’image – que d’aucuns lui reprochent encore – du bon « fauteuil » de la peinture qui détend le spectateur et le repose en l’incitant à une pai- sible méditation. Le geste ininterrompu de Monet peignant les Nymphéas – préfigurant le dripping de Jackson Pollock – sur une surface elle-même étendue au plus grand format et recouverte selon un principe de all over, pourrait- il être concilié avec le « fauteuil » de Matisse ?
C’est ce que je ressens à voir Commandement. Pourtant, le titre même n’a-t-il pas ce caractère impérieux et inquiétant qui somme le passant de lire une inscription lourde de sens pour lui ?

L’artiste ne s’est pas caché d’une volonté de référence biblique aux dix commandements, dont le caractère comminatoire n’a rien de comparable aux Béatitudes. Il a expliqué sa rencontre des calligraphes de la Torah en 1979 dans Essex Street, dans le quartier du Lower East Side de New York où il s’était installé. Ceux-ci lui avaient expliqué qu’ils dessinaient leurs lettres selon la tradition des graveurs de pierre. Le caractère angulaire des lettres l’avait autant frappé que les rimmonims, ces objets d’argent en forme de grenades qu’on place au sommet du rouleau de la Torah et dont la légende dit qu’ils sont aussi nombreux que les Commandements. Voici donc à Commandement une origine grave, méditative, presque aniconique puisque, selon la Bible, lorsque Moïse, déçu par son peuple retombé dans l’idolâtrie, brisa les Tables de la Loi, les lettres s’en répandirent sur le sol pour exister en dehors de tout support, absorbant dans le texte toute image. Dès les années 1970, comme le fit son ami le sculpteur Joël Shapiro également, Kirili a réagi contre la domination de la sculpture minimaliste et conceptuelle désincarnée et qui évacuait toute complexité et le principe même de plaisir sensible.

Dans les lettres forgées de Commandement – qui rappel- lent celle de la sculpture The Letter (1950) de David Smith –, que l’artiste reprend dans sa besace comme un texte indépassable et radical, comme un ensemble de principes que veut l’esprit de géométrie, s’insuffle l’esprit de finesse qui s’appuie, pour y déroger, sur ces principes pour les infléchir vers une harmonie nouvelle.

Des vingt-six éléments réels de Grand Commandement blanc, la « multiplication » et la « génération de toutes les courbes et figures imaginaires opérées dans l’espace » créent, comme Baudelaire l’avait imaginé en regardant le navire levant l’ancre dans le vent, « l’hypothèse d’un être vaste, immense, compliqué, mais eurythmique, d’un ani- mal plein de génie, souffrant et soupirant tous les soupirs et toutes les ambitions humaines ». Glissant sur la pelouse, ce sont autant de mouvements de voiles blanches sur un monde flottant. La légèreté a rompu la loi.

Alain Kirili, Malborough Chelsea Gallery, 1998

in an installation of Commandement

(photo©Ariane Lopez Huici)

Alain Kirili, Musée de l’Orangerie, 2007

in an installation of Commandement & drawings African Rhapsody, 2005

(photo©Laurent Lecat)

3. L’ivresse et le commandement : le rythme de Kirili


Analysant la création d’Oratorio (1988), éblouissante ant cipation du dialogue de Kirili avec les Nymphéas de Monet – en une dizaine d’éléments en aluminium forgé d’à peine plus de soixante centimètres de haut et disposés en groupe mobile alternant de façon libre pleins et vides (comme dans les compositions de Monet) –, Julia Kristeva écrivait :
« Soumis à des températures extrêmement élevées, le métal s’effrite et s’épanouit sous mes yeux, il devient pou- dreux, il fond ou, au contraire, se cristallise. La violence du geste de Kirili, lorsqu’il martèle ses pièces en fer ou lorsqu’il pétrit l’argile, devient ici d’une finesse exquise qui me donne à voir un matériau délicat et périssable, une masse dont les contours rugueux évoquent aussi des florescences. » L’esprit de géométrie, qui façonne rudement la forme en fonction de ses principes, le cède à une « finesse exquise » d’où naissent des fleurs – « florescences » –, des « jeunes filles en fleurs », aurait pu écrire Proust.
La fleur qui naît de l’éclatement du métal heurté par la barre chauffée à blanc est l’épanouissement sommital de la colonne de métal, comme le nénuphar est l’expression florale de l’appareil complexe et aquatique de la plante de l’étang. Qu’il soit touché en sa partie haute d’une grâce mortelle est d’une profonde signification : bien souvent, l’iconographie du nénuphar est liée à la mort, au sommeil létal. Il avait fallu à Frantisek Kupka une belle imagination pour le concevoir comme l’origine du monde. Dans le sym- bolisme, il est le plus souvent une fleur du désespoir – et Boris Vian, dans L’Écume des jours, ne fait que poursuivre cette tradition en symbolisant par un nénuphar le mal dont est atteinte la jeune héroïne.
Rarement vie, érotisme même et mort – « exemple repo- sant des eaux stagnantes », disait Monet à Roland Marx – auront été chevillés à ce point en un motif particulier. Kirili est persuadé que les Nymphéas ne racontent pas autre chose que Les Demoiselles d’Avignon et qu’il s’agit dans les deux cas d’une volonté de faire durer le désir par-delà l’at- teinte du temps et de la mort. Saules et fleurs des étangs ne seraient alors que les métaphores colorées de la sen- sualité du monde, celle que saisit l’esprit de finesse. Pour éviter le narcissisme morbide du plan aux « eaux sta- gnantes », en attente éternelle de son Ophélie, Monet peint

de somptueux divertissements, des bourgeonnements blancs, des proliférations d’arabesques, des textures lym- phatiques, des troncs tortueux : l’image lente, sforzando, déroule le défilé des masques de la nature.

Dans Commandement également, la fantaisie joue avec le sol, avec la terre, et la géométrie se mue en finesse. La sculpture lévite, refuse la chute, se moque de la pesanteur. Formes exhaussées sur leur base, levée de sève d’une sculp- ture semée dans la nature, Commandement peut être rap- proché des formes géométriques et cylindriques de la « série répétitive » No march n° 72 de Louise Bourgeois. Dans un entretien avec elle datant de février 1988, Alain Kirili revient sur cette sculpture « extrêmement belle... avec tous ces élé- ments – des cylindres en quelque sorte – et avec des coupes parfois obliques... un ensemble de cylindres en marbre qui s’élèvent doucement et cela devient particulièrement beau à l’extérieur sur un gazon, dans la nature ». L’œuvre est pré- sentée au Storm King Art Center. Kirili la rapproche de son Grand Commandement blanc : « Voir les éléments de fer peints en blanc en dehors d’un atelier sur un gazon insiste sur l’aspect de naissance, de croissance scripturale en trois dimensions et cela face à l’écriture verticale de l’obélisque, à côté de l’Orangerie et des Nymphéas. »

Avec l’architecte Christian de Portzamparc, il a fait le projet, dès 1999, d’un lieu pour exposer les Commande- ments. Portzamparc avait tout de suite pensé à une structure en long avec trois dispositions de Commande- ment : l’une en extérieur, l’autre dans une salle mais à toit ouvert, la dernière dans une salle fermée, qui pourrait aussi servir d’auditorium.

Dans le Commandement, à Claude Monet, Kirili a fait un pas décisif dans son œuvre pour y réconcilier l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse.
C’est en ayant recours à la couleur, une transposition du plein-airisme de Monet dans le béton teinté dans la masse, qu’il réussit cette osmose. Il peint le Grand Commandement d’une façon syncopée et mouvante, en halètement et respirations amples, en bouffées de couleurs et touf- feur de coulures.

« Les pierres tombaient par distraction comme lancées au hasard. Et les lois naturelles semblaient des bizarreries » –, c’est ainsi que Paul Valéry décrit Xiphos dans Histoires brisées, « roman sensuel et cérébral » écrit en 1923 (publié en 1950 par les éditions Gallimard). Dans « l’Île aux merveilles » qu’est Xyphos dont les formes sont géométriques (dés de cristal et polyèdres, jeu de hasard et renverse-ment sans fin), les artistes, les artisans et les doctes ne séparaient pas le corps et l’esprit :

« Le peintre dansait sa peinture et le sculpteur luttait avec la terre ou la pierre, une lutte toujours plus ardente et plus resserrée. Puis il bondissait en arrière, la main reprise ; puis il bondissait en avant, la main tendue. »

À Xiphos, la nature se fait sculpture et également rite sexuel : « ... une grotte creusée dans la montagne par on ne savait quelle main, et dont l’entrée, qui regardait la mer, avait été taillée de manière à figurer la nature d’une femme. Les hommes seuls y pénétraient, oints de par- fums et la face voilée. Là, au bord de l’antre, une sorte de colonne isolée se dressait, érigée dans l’ombre fraîche. Elle était cependant toujours presque brûlante. ». Alain Kirili m’a souvent parlé de ces sculptures Yoni-Lingam de l’Inde dont les Commandements sont comme une réplique inversée, la tige servant de socle : elles figurent l’alliance du sexe masculin et du sexe féminin. Les saules peints par Monet sont comme la colonne dont parle Paul Valéry alors que l’étang, le monde aquatique de la couleur est comme la grotte creusée dans la terre et qui « regardait la mer ».

Le reste est sans nul doute rythme.
À l’Orangerie, les Ivresses réalisées en attaque directe, dionysiaque en diable, de Kirili s’unissent en farandole aux déhanchements gauchis et tremblants de la peinture de Soutine. Quant à l’arabesque de ses dessins, elle est, comme celle de Monet, courbe de spiritualité.
Face aux Nymphéas et en longeant le Commandement, le spectateur se sent planté comme un arbre et en même temps marche sans pouvoir s’arrêter comme les nuages pris dans le miroir d’eau passent dans une vitesse éternisée.

Paul Valéry aimait le moment où le poète est pris par les mots, le géomètre saisi par le vertige de l’espace : « Le phi- losophe tout à coup se mettait à discourir et renversait sa propre pensée, sans cesser de la suivre et de la renouer à elle-même... Le géomètre se sentait tout l’espace... Et le poète chantait les mots, s’identifiait au langage – comme le musicien semblait vivre dans un monde sonore. »

Ainsi en a décidé Kirili : dans cette exposition, à Monet se joindront Debussy et le jazz. À la peinture, la sculpture par le truchement de la musique.
Dans son ouvrage sur le musicien, Jean-Michel Nectoux, articulant avec finesse la pensée plastique et l’espace sonore par l’analyse des liens de l’œuvre musicale avec celle de Monet – mais aussi avec Turner, Rossetti, Whist- ler, Degas, le symbolisme et l’Art nouveau –, insiste sur le fait que le musicien partage avec ces artistes « la rup- ture des codes » qu’il avait déjà admirée avec le vers libre mallarméen.

Il semble, comme le dit Pierre Boulez que cite l’auteur, que « des points de vue en provenance d’un champ totalement différent peuvent provoquer un choc dans notre propre façon de concevoir le processus de composition ». N’est- ce pas ce qu’éprouve Alain Kirili lorsque des musiciens de jazz interprètent autrement son œuvre en en déchiffrant et en en transposant la partition plastique ?

N’est-ce pas pour cela qu’il a choisi pour le soir de la fête de la musique de demander au grand saxophoniste Roscoe Mitchell, au baryton Thomas Buckner, à la vocaliste Dalila Khatir et au flûtiste Jérôme Bourdellon de rendre un hommage du free jazz aux Douze Études pour piano de Debussy, dont la structure géométrique splendide – mouvement, suspension, transition, groupement et vide – s’orne d’une sonorité franche et vivante, en un mot colorée. Comme l’est Commandement, à Claude Monet.

KIRILI ET LES NYMPHEAS

Exhibition at the Musée de l'Orangerie May-September 2007

For this Hommage à Monet, I created a sculptural ensemble in consonance with the Les Nymphéas (Water Lilies) : a Commandment, to Claude Monet, in colored cement, an ensemble of intensified signs that echo the impact of the Les Nymphéas. For me, the musical dialogue that took place with the June 21st concert was a powerful evocation of post-Impressionism: Les Nymphéas, Soutine, my sculptures, and this music together became the incarnation of modernity.

The heritage of the dialogue between Debussy and Monet has been renewed in this manner. With a positively magical force, Thomas Buckner invents a dance, a new kinesis, a new relation to the body in the presence of my sculpture and Les Nymphéas. This is not a show or entertainment, but an invocation and communion, as we can see in the photographs of Ariane Lopez-Huici and the video of Jean-Paul Fargier.

Jérôme Bourdellon, Thomas Buckner, Roscoe Mitchell, Dalila Khatir, and my sculpture celebrate an aesthetic of improvisation and spontaneity that unites all of their talents, and all of these arts, all of these generations, in terms of a single imperative: to express the freedom of the unconscious. One conviction emerges as a message to the 21st Century: the modern tradition remains young and very much alive!

Alain Kirili

New York, June 2008

Kirili Et Les Nymphéas

Hommage to Claude Monet

at the Musée de l’Orangerie

A film by Jean-Paul Fargier - 2007

with
Jerome Bourdellon: flutes, bass clarinet
Thomas Buckner: baritone
Dalila Khatir: soprano
Roscoe Mitchell: alto & soprano saxophone

Dalila Khatir, with Roscoe Mitchell, Thomas Buckner, Jérôme Bourdellon

Concert à l’Orangerie, Exposition Kirili et Les Nymphéas 2008

(photos©Ariane Lopez-Huici )

Kirili et Monet jouent aux dés

Documentary 12' , 2007 by Jean-Paul Fargier

produced at the occasion of Kirili’ show KIRILI ET LES NYMPHEAS at the Musée de l’Orangerie, 2007

« Quand j’ai fait la sculpture sur le parvis de l’Hôtel de Ville, avoue Alain Kirili, je l’ai fait en écho à celle de l’Orangerie et aussi à cette idée de tableau qui dépasse le champ de vision que représentent les Nymphéas. C’est ce qui se produit aussi à Vannes. Cette association dans ce que m’enseigne Monet et ce que m’enseigne Carnac, montre que, dans la spontanéité du geste, il y a un héritage qui vient de la nuit des temps. »

Affirmer ici que sa démarche en appelle à une lecture sculpturale de l’œuvre de Monet relève d’un constat, celui de l’histoire esthétique d’un artiste contemporain dont la trajectoire n’a cessé d’être portée par l’exemple du peintre. A Giverny, les nymphéas qui se développent en surface du bassin composent tout un ensemble d’îlots apparemment indépendants les uns des autres mais en réalité ils sont tous reliés dans la même unité géologique selon le mode de l’archipel. Suite musicale procède d’une semblable figure, tout à la fois une et multiple.

Philippe Piguet

extrait du texte Alain Kirili, variations, publié dans le Catalogue Lévitations, Musée de Vannes, Editions Marcel Le Poney, 2014

Suite Musicale , Musée de La Cohue de Vannes, 2014

Le saxophoniste Cédric Le Ru et le joueur de kora Check Tidiane Dia, lors du vernissage de l'exposition Suite Musicale le 17 avril 2014

La compagnie Catherine Diverrès crée un moment chorégraphique au sein de la Suite Musicale d'Alain Kirili, Nuit européenne des musées, 17 mai 2014

(photos © Olivier Caijo )

Alain Kirili, Rythmes D’Automne, installation sur le parvis de l’Hotel de Ville de Paris , 2012

(photo©Laurent Lecat)